Les histoires ne sont plus ce qu’elles étaient
L’histoire était fin prête, tout le monde était en place. Le roi lissait sa barbe blanche et astiquait sa couronne. Sa fille, la princesse, mettait une dernière touche à son maquillage, sans se douter le moins du monde que le dragon allait l’enlever dans un quart d’heure. Le dragon, qui savait bien, lui, ce qu’il préparait, réglait son lance-flammes électronique. À quelques pas de là, un petit jeune homme timide sautillait sur place en balançant les bras : c’était le chevalier sans peur et sans reproche qui se porterait volontaire pour sauver la princesse. Mais d’abord, il devait rendre service à la vieille femme qui ramassait du bois.
En fait, la vieille femme était une fée: elle était justement en train de revêtir son costume et de répéter une dernière fois son texte. Au milieu de son fagot, elle avait caché l’épée magique qu’elle devait donner au chevalier pour qu’il puisse tuer le dragon. Après, il pourrait épouser la princesse et, si tout se passait bien, ils auraient beaucoup d’enfants.
Bref, tout était prêt, on pouvait commencer : « Il était une fois … »
Mais où est donc le roi ? Impossible de le retrouver. Tant pis, on dira que la princesse est orpheline. Ça ne l’empêchera pas d’être enlevée par le dragon. Et elle épousera le chevalier sans rien demander à personne.
On appelle la princesse. Elle ne répond pas.
On appelle encore, par haut-parleur cette fois. Toujours rien. C’est quand même embêtant. Il faut bien que le dragon enlève quelqu’un. Il ne peut pas enlever la vieille femme, puisque c’est une fée et qu’elle a une épée magique cachée dans son fagot. Et s’il enlève le chevalier, ce n’est plus drôle du tout: la fée devra délivrer le jeune homme et, franchement, ce n’est pas l’affaire des femmes d’affronter les dragons.
On n’a jamais vu ça dans les histoires.
On peut toujours imaginer que le chevalier va combattre le dragon comme ça, sans raison particulière, pour faire un peu de sport. Et puis, s’il gagne, il épousera la vieille, c’est -à -dire la fée. Elle aime sans doute les sportifs.
Oui, mais entre-temps, le dragon a fichu le camp. Que vont faire le chevalier et la fée ? Il n’y a qu’à les envoyer ramasser du bois. Ça pourra toujours servir.
Apparemment, le chevalier n’est pas d’accord, car il a disparu sans crier gare. Et la fée refuse de faire quelques tours de magie avec sa baguette et tout son attirail. Dommage, ça aurait occupé le public.
Finalement, de toute l’histoire, il ne reste qu’une épée. Une épée magique, paraît-il.
On pourrait peut -être s’en servir comme coupe-papier?
Bernard Friot
1. Analyse du texte
Une mise en abyme
Ce texte s’apprête à mettre en scène une pièce de théâtre. L’histoire est le récit même de cette mise en scène qui va s’avérer catastrophique. La première partie du texte rappelle le prologue de Antigone de Jean Anouihl, de part la description des personnages, entre ce qu’ils incarnent et ce qu’ils sont « réellement ». De la même façon, toute l’histoire est relatée par avance avant même que la pièce ait démarré.
Le lecteur se situe entre le spectateur de la pièce, le complice du metteur en scène et le lecteur à qui un avertissement est lancé : tout est prêt, l’histoire est annoncée, que peut-il donc se passer maintenant ?
« Il était une fois … »
Le moment précis où bascule le texte est « Il était une fois … ». Au lieu de marquer le début de l’histoire, il en démarre sa chute. L’enjeu de compréhension du texte est synthétisé dans ce centre de symétrie : « Il était une fois … » est le début d’un conte, d’un texte classique, une phrase connue, entendue, utilisée, répétée, abusée… On ne sait d’ailleurs pas très bien qui prononce cette phrase. Elle ne semble pas venir des « hauts-parleurs », ni même de la pièce de théâtre en elle-même.
Cette phrase, parachutée, semble être susurrée par l’auteur. Il semble nous dire, c’est reparti pour un tour, cette pièce de théâtre d’annonce sans surprise (doublement dans la mesure où l’on connaît déjà l’histoire), et le récit que vous allez entendre sera juste une histoire sans profondeur.
« Il était une fois … » est un élément déclencheur, à tel point que ce début de phrase semble faire prendre conscience aux acteurs de l’état de fait de la pièce, qui d’un coup ne veulent plus la jouer, puisqu’ils disparaissent un à un.
Une réflexion sur la médiocrité littéraire
Dès le début de l’histoire, le ton est moqueur et plein de clichés. La princesse, le roi, le chevalier, la fée, l’objet magique, sont des éléments rabâchés des contes de fées. Pourtant, au départ, les acteurs ont un lien intrinsèque avec les personnages qu’ils incarnent « Le roi lissait sa barbe blanche », « Sa fille, la princesse, mettait une dernière touche à son maquillage », « un petit jeune homme timide sautillait sur place en balançant les bras », où même les caractères des personnages se mêlent à ceux des acteurs. Ils semblent prêts à incarner leurs rôles.
Ces clichés, nous y sommes habitués. La preuve en est qu’au début du texte, le lecteur n’est que très peu alerté sur la tournure que va prendre le récit. Il ne se méfie pas, se laisse porter dans un énième conte de fées. Le lecteur n’est-il pas non plus moqué ? Ne s’offusque-t-il plus face à la redondance, le manque d’originalité, de profondeur, pour se laisser bercer par une histoire qui s’annonce sans surprise, comme un consommateur de récits faciles et face auxquels on peut se priver d’efforts ? Il est pris au dépourvu au pire moment, lorsque lui aussi est prêt : « Il était une fois … ». Le lecteur était prêt à se laisser bercer, à s’endormir, tout comme s’endormirait aussi son esprit critique, sa soif d’originalité ou, plus encore, sa capacité d’analyse.
Une histoire qui s’effondre sur elle-même
Au fur et à mesure que les acteurs disparaissent, « on » essaie de réajuster l’histoire, tant bien que mal. Ce « on » semble être le metteur en scène, celui qui a eu le malheur de croire en la qualité de sa pièce de théâtre. Cependant, ce metteur en scène est lui aussi définitivement médiocre. Son mauvais choix initial concernant sa pièce de théâtre va se prolonger dans son incapacité à réajuster la pièce, à improviser. C’était pourtant sa chance. Il avait l’occasion de se réinventer en réinventant l’histoire. Est-ce la médiocrité du metteur en scène ou de la pièce qui ne permet pas de rebondir ? Certainement les deux, mais ce que l’auteur veut probablement nous dire, c’est que le mauvais choix littéraire est une faute bien plus lourde. Peut-être aurait-il été possible d’improviser de façon novatrice, mais force est de constater que les adaptations sont presque pires que l’original : « la princesse est orpheline », « Il faut bien que le dragon enlève quelqu’un », « ce n’est pas l’affaire des femmes d’affronter les dragons » (aucune originalité n’est admise). « On peut toujours imaginer que le chevalier va combattre le dragon comme ça, sans raison particulière, pour faire un peu de sport. » montre la détresse du metteur en scène, à court d’idées. « Que vont faire le chevalier et la fée ? Il n’y a qu’à les envoyer ramasser du bois. Ça pourra toujours servir. », le metteur en scène devenant pragmatique et donc à l’antithèse de toutes les possibilités de la fiction. « Et la fée refuse de faire quelques tours de magie avec sa baguette et tout son attirail. Dommage, ça aurait occupé le public. » Cette dernière phrase replace en contexte la pièce de théâtre, qui devient alors absurde. Finalement, l’absurde semble une porte de sortie : c’est ce qui nous amuse, nous, lecteur. L’absurde est moins médiocre que ce qu’annonçait cette pièce, il en devient même un genre à part entière, qui, au final, construit ce texte amusant, fin et plein de sens, celui de l’auteur.
2. Comment amener les élèves à la compréhension de ce texte ?
Une focale peut être mise en place, relative à la dernière phrase : « On pourrait peut -être s’en servir comme coupe-papier? ». « Que signifie cette phrase ? ».
Cette question peut être inscrite sur une feuille à part, comme objectif de compréhension.
– La mise en abyme peut-être une difficulté rencontrée pour comprendre la construction du texte. La schématisation est une aide à envisager pour identifier la scène, le « on », les spectateurs. Il s’agit pour l’élève de comprendre qu’on ne parle pas de l’histoire mais de la mise en scène théâtrale et technique de l’histoire.
– Avant la lecture, il est possible d’amorcer l’histoire : « Au début du texte, des acteurs se préparent à jouer une pièce de théâtre devant un public. On va parler de ces acteurs, puis on va voir ce qu’il va se passer au moment de démarrer la pièce. »
– La schématisation peut aussi permettre de comprendre le déroulé de l’histoire, notamment la disparition des personnages, uns à uns. On peut par exemple relire le texte en « jouant » la scène sur le schéma, donc en enlevant concrètement les personnages uns à uns (étiquettes). La question de leur disparition peut alors être évoquée. « Ce ne sont les acteurs qui disparaissent, mais pourquoi ? »
– Des hypothèses peuvent être demandées d’être formulées à cette étape de compréhension. Attention au sur-étayage, certains élèves vont, à ce moment-là de l’analyse, être capable de comprendre l’intention des acteurs. Il faut laisser le temps de la recherche aux élèves à cette étape. Les hypothèses peuvent être triées. On peut identifier les points de désaccords entre les élèves. Les hypothèses sur lesquelles tout le monde s’accorde et celles qui marquent des désaccords.
– Une aide peut-être apportée pour aider à réfléchir sur la pièce de théâtre :
« Est-elle originale, pourquoi ? »
« Est-ce que ça vous rappelle d’autres histoires ? Lesquelles ? »
« Aimeriez-vous être un des acteurs ? Pourquoi ? »
« Sinon, quels rôles plus amusants imagineriez-vous ? »
Suite à cette dernière question, on peut imaginer des projections mentales. « Si vous étiez l’actrice qui doit jouer la princesse, quel rôle plus original aimeriez-vous jouer ? Que pourrait faire cette princesse ? Comment pourrait-elle s’habiller ? L’actrice n’aimerait-elle pas incarner un autre personnage qu’une princesse ? Pourquoi pas un prince ? Ou un voleur, une policière, un animal, un criminel ? » « Est-elle obligée de se maquiller ? Si oui, comment pourrait-elle se maquiller ? »
Ces questions doivent être une aide à la critique de la pièce de théâtre présentée ici, mais il faut bien se faire demander aux élèves si ces hypothèses sont écrites dans le texte : clairement non, même si les hypothèses que l’on formule lorsqu’on tente de comprendre un texte sont basés sur les éléments du texte. Cependant, ils ne sont pas des digressions. S’ils sont mis en en rapport avec notre vécu, ici il s’agira de notre vécu littéraire et de notre connaissance des textes littéraires.
– Une fois la médiocrité du scénario annoncé identifié, une analyse du déroulé peut être engagée : « Comment le metteur en scène improvise-t-il ? Est-ce adéquat ? »
« Que pense le public ? » « Si vous étiez parmi le public, qu’aimeriez-vous voir ? »
– Un travail de réflexion sur le titre peut aider à répondre à la question posée (« On pourrait peut -être s’en servir comme coupe-papier? »). « Comment étaient les histoires avant ? » « Quel est le schéma des contes de fées ? » « Quels contes de fées connaissez-vous avec des personnages similaires ? » « De quand datent ces contes de fées ? » « Le titre be ressemble-t-il pas à une sentence toute faite ? Comme « Les temps ne sont plus ce qu’ils étaient ». Il existe clairement un écho entre la forme du titre, une sentence, une parole toute faite, et justement le format de cette pièce de théâtre, aux airs de déjà vus, comme une histoire déjà formatée.
– Après la compréhension de l’enjeu du texte, on glissera plus facilement vers l’interprétation et la compréhension de la dernière phrase « On pourrait peut -être s’en servir comme coupe-papier? ». L’histoire ne nous transporte pas, elle n’est pas originale, et son objet magique ne l’est plus. C’est même toute la magie qui ne s’est pas opérée, et, même si la scène de théâtre a peut-être eu lieu, le public a « décroché », et c’est lui-même qui était peut-être absent et qui a disparu. En effet, les acteurs de théâtre n’existent que par le public et l’adhérence qu’il va ressentir face à la pièce. Cette épée n’est donc plus qu’un objet, qui perd son pouvoir et se rapetisse : il devient un coupe-papier, objet du quotidien sans intérêt. « Que va-t-il couper ? » Probablement cette pièce de théâtre, les feuilles que nous sommes en train de lire, pour rompre avec une certaine littérature.
En proposant de couper court, de tourner la page, l’auteur donne justement de la consistance à son texte.